Un extrait de « Misère »

Conclusion

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »

Alexis de Tocqueville

Tocqueville décrivait-il le 21è siècle ? Lui-même, comme Arendt, craignaient la multitude, les foules, le peuple, voire l’égalité qui pourrait biffer les différences. Or, l’histoire moderne peut s’analyser comme l’organisation d’une conscience et une culture de la diversité et de la différence. Nous nous éloignons encore du vieux rêve religieux et scientifique de l’unification, du lissage du monde. Des pays se créent, des cohabitations s’installent au point où la différence est devenue une marque de commerce. Même les homosexuels ont un drapeau ! « Il y a démocratie lorsque la vie politique est organisée de telle sorte que les destinataires du droit puissent en même temps se considérer comme ses auteurs, l’État étant l’association volontaire de citoyens libres et égaux qui règlent leur vie en commun de façon légitime » disait Rousseau.

Pour l’instant, une grande partie des citoyens semble croire que sous nos régimes politiques mafieux, militaristes et corrompus, tout va bien. Il est facile (pour certains) d’augmenter son train de vie et d’acquérir des objets de luxe au fur et à mesure que nos envies se construisent : partir au soleil, manger avec des amis à la terrasse d’un bistrot branché, « faire l’Afrique ». Si tout cela a pu être réalisé sous l’emprise d’escrocs publics, alors il nous faut penser à ce que cela aurait pu être si nous l’avions fait nous-mêmes.

8 millions de travailleurs allemands gagnent moins de 8 euros de l’heure. Au Québec, en France, la moitié des contribuables ne paient aucun impôt sur le revenu. Les Hongrois s’estiment aussi malheureux que les Malgaches et Barbara Eirhenreich nous a fait découvrir une Amérique pauvre. (Barbara Eihrenreich, l’Amérique pauvre, 10/18 Grasset 2005.)

La relative reprise en main par les gouvernements de l’économie ne préjuge pas de l’amélioration de notre système politico économique. JP Morgan aura payé une amende record de 9 milliards et un dédommagement de 4 milliards pour les subprimes, une tape sur les doigts pour des profits de l’année 2013 de 21 milliards. «La corporatisation nourrit immanquablement la corruption » (247), nous dit Blandine Kriegel, particulièrement en France, où les politiques se recrutent presque exclusivement à l’ENA et exclut de fait une réelle représentation : magistrats, avocats (248), ingénieurs, philosophes, entrepreneurs, médecins, syndicalistes, et tous les salariés. Dans les premiers gouvernements indépendantistes québécois, il n’y avait que des pratiquants dans leur domaine : un économiste du London School, des journalistes (René Lévesque), professeurs, médecins, syndicalistes qui n’avaient pas été moulinés par une quelconque école. Les progrès réalisés ont été fulgurants.

La démocratie directe offre un rempart contre le corporatisme. International IDEA mentionne que « Les mécanismes de démocratie directe doivent être considérés comme des instruments destinés à consolider le système démocratique. Ils complètent, et ne remplacent pas, les institutions de la démocratie représentative ». C’est donc encore ce que l’on nomme sans bien dire de qui il s’agit « le pouvoir » qui dirige la société des citoyens, même si, de temps à autre et au prix d’efforts considérables, les personnes civiles parviennent à forcer quelque progrès.

Écoutant Fenner qui prévoit la disparition de l’espèce humaine dans 80 ans et les avertissements de la communauté scientifique, quelques-uns parmi eux, comme Hubert Reeves, pensent que ce qui nous étouffe va nous permettre de respirer. En fait, nous faisons les deux en même temps : les indéniables progrès, la longévité, le bien-être croissant d’une partie de la population mondiale coexiste avec des désastres écologiques et humains dont nous ne connaissons pas les conséquences futures. Il n’existe d’ailleurs pas de frontière entre l’étouffement et la respiration, plutôt une zone d’ombre. Nous ne savons pas où nous allons. Pour Reeves, nous survivrons, mais où ? Dans la zone d’ombre ?

Nous sommes dans la situation des scientifiques de la NASA qui reçoivent des satellites des millions de données qu’ils n’auront jamais le temps

(247) Blandine Kriegel, Philosophie de la République, 1998, Plon. Voir aussi Claude Béland, in Ensemble, février 2014.
(248) Un curieux décret permettait aux anciens ministres français de devenir, à la manière d’Obélix, avocats sans avoir eu besoin de boire la potion ni de passer les examens. La ministre Taubira a aboli cette pratique en 2013.

d’exploiter parce que de nouveaux satellites leur en envoient toujours plus. Ils en traitent quelques-unes et stockent le reste. Nous faisons cela. Ces images que nous recevons des guerres, des fêtes, des cultures, des voyages, du travail, nous ne prenons pas le temps de les assembler, de leur donner corps, de les utiliser pour nous. Les savants, pas plus que les politiques ne sont là pour nous dire ce que nous devons faire, mais pour débattre des connaissances qui nous permettront d’agir.

Quelques grands axes semblent se dégager des révolutions en cours pour commencer une démocratie véritable :

– Redéfinir l’appartenance et le droit d’intervention. Qui peut décider de l’euthanasie, de la GPA, qui peut décider de dépolluer une région, une ville, de la circulation dans un quartier ou d’une nouvelle constitution.

– Redonner au peuple la politique qui le concerne. La démocratie, même celle de représentation dans son principe est en elle-même la reconnaissance de la compétence du peuple. Les idées de solidarité, de justice appartiennent au peuple, sinon, au nom de quoi les imposer ? La démocratie est un pari pour le progrès et ne peut qu’être la démarche d’une population, d’une nation, pas celle d’une élite.

– Recréer des institutions qui prendront en compte une nouvelle constitution qui redonnera la légitimité au peuple et exigera la transparence de l’État.

– Laisser aux citoyens des espaces personnels, ceux que la juriste Claire l’Heureux Dubé (249) veut préserver : un petit couloir de la mort pour les malades en phase terminale, un espace de manifestation pour la population, et le droit ou la tolérance de transgression, si importants parce qu’ils sont à l’origine de tous les progrès. Depuis 1992, en France, ce n’est plus illégal de vivre dans la rue, mais il faudrait accompagner cette reconnaissance d’une assistance réelle, la même que l’on doit aux tribus que notre modernité condamne et exécute, parce que nos sociétés ne possèdent pas la planète.

Ces problèmes ne peuvent pas être traités par un aréopage de gens élus sur des programmes sommaires n’ayant jamais fait l’objet de débats et pas toujours de réflexion. En revanche, les questions posées par les citoyens nous éclairent sur la démarche à suivre pour qu’un réel échange soit induit entre scientifiques, experts et population, faisant appel à la fois à la

(249) Juge à la Cour Suprême du Canada jusqu’en 2002.

rationalité et au concept même de société. L’exemple récent des centrales atomiques dont on ne veut plus est édifiant. Nous aurions mieux fait de développer plus tôt des alternatives. Nous ne l’avons pas fait et devons aujourd’hui accepter de vivre avec des terres perdues pour des milliers d’années et des fonds marins abritant des tonneaux fendus…

Personne ne peut donner les solutions. Ce qu’il est possible de faire, pour préparer la fin de l’adolescence des peuples, c’est organiser des états généraux mondiaux et installer un débat permanent que le pouvoir actuel ne pourra plus dissoudre, sorte de G 8-millards, non plus de G 20. Il faut institutionnaliser et financer une participation quantitative des citoyens et s’assurer que tous puissent prendre les décisions. Si l’État peut mobiliser

25 000 policiers pour contrer une manifestation, il a les moyens de mobiliser en amont assez de fonctionnaires pour organiser des assemblées populaires.

Pour commencer cette nouvelle démocratie, de nombreuses occasions se présentent. Des décisions pourraient être prises rapidement dans les cadres que nous avons suggérés, sur la transparence de l’appareil d’État, sur les budgets alloués aux armées, à l’éducation, sur des échelles de revenus socialement acceptables, sur des choix structurants pour une nation, un pays. Il faut que les syndicats, les associations, les citoyens s’ingèrent dans les affaires de l’État. C’est dans le détail et dans le quotidien que se fait la démocratie. En l’absence du peuple, nous vivrons encore dans un « système politique [qui], progressivement, arrive vers sa fin de vie (250) », selon Christian Estrosi, le maire de Nice (eh oui !). Il nous faudra pour cela, pour ne pas être encore doublés, commencer une véritable pratique de l’autogestion, de la démocratie directe.

Pour conclure, citons Georges Lapassade :

« Nous constatons aujourd’hui que le progrès technique n’implique pas nécessairement ce “progrès de la conscience” vers une maîtrise du monde sans cesse accrue. L’accélération du mouvement technique semble au contraire provoquer un hiatus entre l’individu et l’environnement. Il faut sans cesse changer pour suivre ce changement et tenter de s’y adapter. L’adulte sait de moins en moins ce qu’il est, et ce qu’il fait ». (251)

(250) RCJ (Radio de la communauté juive), dimanche 22 juin.
(251) Georges Lapassade, L’entrée dans la vie. Paris, Éditions de Minuit, 1963.

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