Les révélations des Panama papers, comme tout ce qui a trait à la justice moderne en général, n’aura pas beaucoup d’effets sur la corruption ni sur la politique mondiale. C’est que, à l’image de la lumière d’une étoile lointaine, quand on voit la finance, c’est qu’elle est déjà ailleurs.
Les révélations ne concernent évidemment que l’évasion fiscale, ce sont des listes de noms qui n’apportent aucune preuve de l’usage des fonds cachés, le but ultime de la fraude. Tout au plus y reconnaîtrons-nous des noms familiers qui avaient de bonnes raisons de planquer certains fonds. Mais qu’est-ce que l’évasion fiscale, pourquoi existe-t-elle, quelles sont ses fins ?
Lorsqu’il s’agit des plus petits, un Premier ministre d’Islande ou du Royaume-Uni, un ministre du gouvernement socialiste, un chirurgien esthétique, la fraude n’est qu’une fraude, un moyen de ne pas payer d’impôts en cachant des revenus. Même si ces pratiques sont révoltantes, surtout quand non seulement l’impôt est évité, mais qu’en plus cet argent provient de fonds publics, elles ne constituent que la petite pointe de l’iceberg. Tout au plus témoignent-elles de liens entre le politique et la grande corruption. Ils fréquentent les mêmes lieux et jouissent des mêmes avantages : un club.
Dans le domaine de la haute finance, les fins sont loin de se réduire à une réduction d’impôts. Payer moins d’impôts, cela se fait maintenant en plein jour par d’immenses sociétés (dont les GAFA : Google, Amazon, Facebook, Apple…) et avec l’assentiment, parfois le soutien des gouvernants. Pourquoi en effet taxer sa grande société nationale quand un concurrent situé dans un autre pays peut bénéficier de taux d’impôt inférieurs. Autant permettre aux entreprises qui constituent la richesse de son pays de déclarer ses revenus légalement dans un pays « ami », l’Irlande ou le Luxembourg, et ainsi concurrencer à armes égales des entreprises chinoises ou coréennes…Une nouvelle théorie, arrivée à point, nous dit que les entreprises ne devraient pas payer d’impôt puisqu’elles assurent la richesse et l’emploi. L’impôt ne ferait que les « affaiblir ».
Les paradis fiscaux, au 21è siècle, masquent une réalité encore bien plus catastrophique. Il s’agit d’asseoir des pouvoirs, d’avoir la capacité d’intervenir partout dans le monde pour faire disparaître ce qui pourrait empêcher ces pouvoirs de se maintenir. C’est modeler la planète, la politique, l’économie pour que les puissances qui existent perdurent, sans égard à une quelconque éthique. There is no such thing as society : la société n’existe pas. L’éthique non plus.
Les mafias peuvent acquérir des entreprises, des terres,des industries sans qu’il soit possible de les arrêter. Des États, des entreprises elles-mêmes peuvent utiliser impunément des fonds cachés pour transformer l’économie ou l’agriculture d’autres pays. Elles peuvent armer des rébellions, installer un réseau d’entreprises dont le comportement leur sera dicté. En Italie, un réseau d’une centaine de sociétés de pêche au thon rouge, une espèce en voie de disparition, a été mis au jour. Les mêmes revendaient par leur réseau du faux thon rouge, le vrai étant exporté en Asie. On connaît l’histoire du bâtiment et du ciment au Québec et sur la côte est américaine. Des immeubles s’effondrent parce que le béton de la mafia est fragilisé par l’addition de déchets…une industrie également détenue par des mafias.
On peut évaluer les chiffres, mais pas ce qu’ils font. Ces mêmes entreprises ou de « simples » citoyens qui auront amassé des fortunes au cours de mandats politiques pourront aussi financer des campagnes électorales, soit avec leurs fonds propres cachés dans des paradis fiscaux, soit en servant d’intermédiaires pour mettre en place et défaire des gouvernements.
Les montants impliqués sont gigantesques. Panama n’est qu’un paradis fiscal parmi d’autres. Les spécialistes évaluaient en 2011 les sommes impliquées dans les seuls paris sportifs européens à 500 milliards d’euros. Les profits (pas les dépôts, seulement les profits) : à 350 milliards par année. L’argent blanchi ? 1600 milliards par année, l’équivalent du coût de deux crises bancaires américaines de 2008 chaque année. Une précision : on comprend que dans ce système, il faut tout cacher : les dépenses comme les recettes. Sans cela il serait trop facile de prouver l’illégalité des activités. Il s’agit donc bien d’une économie mondiale parallèle dont la puissance est colossale parce qu’elle n’est pas surveillée. Les paradis fiscaux ne sont pas un épiphénomène, ils sont une partie importante du système économique mondial. C’est d’ailleurs ce que les banques nous disent, arguant que les sociétés qu’elles détiennent off-shore ne sont pas toutes pourries.
Ces chiffres proviennent d’estimation datant de 2011. Sachant que ces sommes « travaillent », qu’elles produisent des intérêts, des rendements, on peut affirmer qu’il faut, après 6 ans, doubler au minimum ces montants. L’argent caché, comme l’argent sale rapporte évidemment plus que l’argent des simples contribuables.
Quand un paradis fiscal est découvert, que l’un d’eux signe une convention d’échange de données, il est déjà trop tard, les fonds ont bougé ! Un Premier ministre qui avait déposé son salaire acquis au Moyen-Orient a naïvement déclaré que « tout le monde quittait la Suisse pour aller à Singapour », ce qui l’aurait conduit à suivre le mouvement…Mais pourquoi aller à Singapour si ce n’était pour continuer de cacher ce qui ne l’était plus en Suisse ? C’était, à son époque, parce que les banques suisses venaient de signer des conventions.
Il y a de petites phrases révélatrices dans le discours des « impliqués ». Comme l’a remarqué celle qui a fait sortir le scandale UBS, un assistant de la présidente du groupe Rotschild lui a dit « ne vous inquiétez pas, vous êtes intouchable ». Pourtant sa banque a bien accepté un demi-milliard d’un déposant (Al Qatari)sans poser une seule question alors qu’une conversation téléphonique entre un représentant de sa banque et une autre personne montrait que ledit déposant n’aurait jamais pu faire ce dépôt dans une autre banque (elles auraient refusé…la limite pour déclarer la provenance des fonds est de 10000 $ !). Quel est donc le sens d’intouchable ? Que les transactions sont protégées par un État, par une puissance d’argent, ou une puissance politique ? Interviewé, le ministre concerné n’a pas semblé ébranlé par les preuves qui lui ont été remises.
Il se pourrait bien, en effet, que ce que l’on appelle les paradis fiscaux disparaisse. Après tout il existe bien des moyens de faire voyager l’argent. Ce qui les remplacera pourrait fort bien être devenir un enfer pour la démocratie et l’état du monde. Imaginons que des gouvernements et des entreprises s’entendent pour « gérer » la planète à leur manière, assis autour d’une table, d’une manière plus secrète. Il ne sera alors plus possible de même connaître leurs décisions avant qu’elles soient exécutées. L’épisode des armes de destruction massive était peut-être le premier de cette nouvelle ère et il n’y aura pas toujours un Obama à la Maison Blanche pour financer les enquêtes et des journaux libres pour les faire.
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