Dans la violente et ridicule bataille du gouvernement espagnol contre les Catalans, il faut voir plus que des échauffourées locales. Bien sûr, il y a ce conservatisme espagnol qui ne tolère pas l’expression démocratique, un vague relent de franquisme, une incapacité d’imaginer une Espagne partenaire avec une de ses provinces, mais il y a aussi plusieurs niveaux, plusieurs « degrés » comme disent les humoristes, à cette réaction extrêmement violente du gouvernement de Madrid.
L’Europe, parce qu’il s’agit bien de l’Europe, « s’étatsunise ». Entre les pays nordiques qui y ont adhéré et l’Espagne, il y a maintenant autant de différence qu’entre la Californie et les plus sombres recoins racistes des Caroline et de quelques autres sombres États. Pas seulement parce que les citoyens sont si différents, mais parce que l’apprentissage et l’expression politiques y sont différents. La démocratie espagnole a disparu du jour au lendemain non pas parce que les citoyens n’étaient pas compétents, mais parce que les gouvernements ont décidé qu’ils ne l’étaient pas. Cela fait des siècles que cet argument de l’incompétence et de la bêtise populaire est invoqué. Le peuple serait toujours trop stupide pour dire ce qu’il veut. Même si cela n’a jamais été vrai, même si ce sont toujours les citoyens qui font la société, ceux qui alimentent l’entraide et la compassion, l’économie comme le droit, cet argument est encore moins vrai aujourd’hui où la compétence des politiques est largement dépassée par celles des citoyens.
Entre les silences et les yeux tournés vers le haut des dirigeants européens et l’air abruti de Trump qu’il adopte lorsque des questions raciales sautent aux yeux, il y a une certaine similitude. Seul M.Junker a donné les limites de la non-intervention, sans toutefois pouvoir intervenir. Durant les dernières années, des interventions allemande et suédoise et norvégienne[1], entre autres sur l’accueil des réfugiés, ont atténué les effets du racisme et de l’intolérance, mais pas pour l’éternité.
L’épisode espagnol arrive après la fin tragique de la Yougoslavie, après la Grèce, après plusieurs vagues dramatiques d’immigration absorbées et amorties par le peuple italien depuis l’éclatement des pays satellites de l’URSS jusqu’à aujourd’hui. Il arrive après les barbelés hongrois pour « arrêter » les migrants, après le « deal » trumpien avec la Turquie pour rejeter à la mer les évadés des guerres au Moyen-Orient, après Calais et les jeunes clochards multiethniques dénoncés par Mediapart, après aussi le Brexit. Et, pourquoi pas, les révélateurs de l’Europe étant multiples, nous ajouterons l’intervention en Libye à la suite de la crise de nerfs de deux taureaux déjantés. Le bilan de l’Europe a peine à justifier l’Europe.
La politique et l’Europe vont mettre beaucoup d’années à se remettre de l’intervention armée du gouvernement espagnol pour essayer d’arrêter – sans grand succès – un référendum tout à fait légitime comme tous les référendums.
Se pose, sur le plan politique, l’éternel problème de la légitimité du peuple, en fait, celle de la représentation, du système démocratique tel qu’il nous est imposé. Les images sont fortes : quand la police envoyée par Madrid se bat contre celle de Barcelone, défonce des écoles, matraque des électeurs, nous nous éloignons du domaine, de la zone démocratique. Il est impossible de croire que les Espagnols ont voulu cela, impossible de penser que des Madrilènes et les autres citoyens espagnols aient songé à faire mal aux Catalans. Les lois existent pour régler de tels problèmes, mais probablement que Madrid ne voulait pas risquer de perdre le PIB catalan ni penser à conclure de lucratives et évidentes ententes avec une Catalogne libre. Pour cela il aurait fallu réfléchir et ce n’est pas le truc de Rajoy. Ni celui du nouveau dieu provisoire de la France, Jupiter Macron.
[1] La Norvège avait un taux d’accroissement migratoire de 8,3 pour mille contre 1,1 pour la France, en 2015. Source : Géo août 2017 n°462.